Pour les vivants…

Ce week-end à Paris, chez Central Comics, se tenait la journée de lancement ou bien l’avant-première (comme vous préférez) du volumineux ouvrage Kirby & Me (coordonné par Mickaël Géréaume et Alain Delaplace). Officiellement le livre célèbre le centenaire de Jack Kirby (le co-créateur de Captain America, des Fantastic Four, des Avengers, des X-Men…) et réunit de nombreux dessins et textes (nous sommes plus de 200 à y intervenir) évoquant le travail de cet artiste déterminant. C’est donc le moment où, logiquement, je devrais me taper sur la poitrine en parlant de l’émotion générale de voir son propre nom associé à celui de véritables jalons humains tels que Jean-Pierre Dionnet, Philippe Caza… ou plus largement de nombreux amis réunis pour saluer Kirby. Mais je vais vous dire un petit secret : Jack Kirby n’est qu’un prétexte.

LE prétexte, certainement, celui qui était nécessaire pour réunir tous ces noms, mais un prétexte quand-même. Car là où il est Kirby (1917-1994) n’a plus besoin de grand-chose. Il est bien au-delà des questions de célébrité, de copyright et de royalties. Cela n’interdit pas, bien sûr, de souligner son empreinte dans l’Histoire des comics. Ce serait tomber dans un excès idiot de le passer sous silence parce qu’il est mort. Mais ce livre, sous le vernis Kirbyphile, est avant tout pour les vivants. Vous allez me dire que c’est évident, que ça aide quand même de ne pas être trépassé si l’on veut lire un livre. Oui, bien sûr. Mais je ne parlais pas tant des lecteurs (qui vont se régaler d’illustrations inventives) que de ceux à qui le projet, au bout du compte, va réellement profiter.

Les bénéfices de la vente du livre Kirby & Me iront, en effet, à Hero Initiative, organisme qui vient en aide aux vétérans des comics qui se retrouvent dans le besoin. Des deux côtés de l’Atlantique, en effet, il y a une paupérisation du créateur de BD. Allez jeter un coup d’œil aux chiffres que publient régulièrement le SNAC-BD : la proportion de scénaristes, dessinateurs ou coloristes travaillant actuellement dans ce milieu tout en étant si peu payés qu’ils ne peuvent en vivre donne le vertige. Alors imaginez ailleurs, où les dispositions en matière de retraite et de sécurité sociale sont encore moins structurées. Imaginez la position d’auteurs américains qui ne sont plus en âge de travailler ou pire encore, qui ont travaillé dans des décennies où la protection sociale était encore en deçà. Dans ces années-là la propriété actuelle appliquée à la BD, c’était de la science-fiction. Si un auteur créait un personnage, c’était pour ainsi dire « cadeau » pour l’éditeur. Avec de véritables drames humains à la clé, des histoires sordides.

Quand on s’intéresse à l’Histoire des comics, il est déchirant de lire comment Jerry Siegel, le scénariste originel de Superman, privé de royalties, menaça à la fin des années quarante de se suicider en se jetant du haut d’un immeuble, portant le costume de sa création (sans que DC Comics cède, à l’époque). Joe Shuster, le dessinateur de Superman, est mort criblé de dettes, 20.000 $ que l’éditeur, qui ne s’était guère bougé de son vivant, s’est empressé de payer contre la promesse écrite de la famille de ne pas chercher à récupérer les droits du personnage. Carl Burgos, le vrai créateur d’Human Torch en 1939, a un jour découvert que Stan Lee & Jack Kirby s’étaient appropriés son idée pour en faire l’un des Quatre Fantastiques (et sauf erreur de ma part, à ce jour, la famille Burgos ne touche toujours pas un cent sur la Torche Humaine moderne). Dans une interview publiée dans le magazine Alter Ego, sa fille raconte comment Burgos s’est levé et est allé brûler ses propres planches d’Human Torch. Bill Finger, le co-créateur de Batman, est mort dans la misère. Et ça c’est pour le passé, pour les gens qui sont au-delà de toute aide.

Mais de nos jours les réseaux sociaux font que les profils d’auteurs de comics en âge d’être à la retraite (ou parfois même encore dans la force de l’âge) génèrent le malaise. L’un est obligé d’appeler à l’aide, à la générosité de ses pairs ou de ses anciens lecteurs pour payer son loyer. L’autre, c’est pour payer l’opération chirurgicale qui doit le sauver, lui ou son épouse. Untel ne peut plus faire face à ses impôts. Parfois fleurissent de beaux articles admiratifs sur tel dessinateur ou tel encreur qui, à 80 ou 90 ans, parfois plus, continue de travailler, de courir les festivals pour qu’on leur commande des « commissions« . Mais le bel article cache une terrible réalité : l’auteur en question ne peut tout simplement pas se permettre de souffler. Il y a des artistes qui ne vont aux festivals pour la simple raison que, pendant deux jours, ils pourront se nourrir avec les sandwichs offerts par l’organisation. Oui, on en est là…

Hero Initiative vient, dans la mesure du possible, en aide à ces gens dans le besoin. C’est pour cela que Kirby & Me a une utilité, une nécessité, qui va bien au-delà que se faire plaisir en parlant de son propre rapport à Kirby. Le livre (qui sera graduellement disponible à la vente dans certaines librairies spécialisées à mesure que l’on approche de la fin août, la date effective du centenaire de Kirby) est beau, massif. Il est bien pensé, avec tout un système de flashcode pour pointer vers les sites des nombreux participants. Il ne fait pas pitié (pour autant que je puisse en juger). Ce n’est pas un grand « sacrifice » de l’acquérir. C’est plutôt se faire un cadeau. Inversement ce ne serait qu’un exercice de vanité si, pour les auteurs, il ne s’agissait que de figurer dans une sorte de « who’s who des fans de Kirby« . Mais la vraie finalité, le truc important, est bien d’aider les vivants, ceux qui peuvent encore être aidé. Et d’ailleurs, pour ceux qui voudraient contribuer mais pour qui le livre reste trop cher, rien n’empêche de faire des dons directement auprès de Hero Initiative.

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